mardi 7 décembre 2010

Je me rappelle...


Je me rappelle de ce jour où tu m’as donné les clefs de ton appartement, du filet de lumière qui traversait l’atelier, des poussières en suspensions dans ce rai transversal, de ta main tendue à travers cet éclairage céleste.
Je me rappelle du bruit de la dégauchisseuse dont le régime perd tout à coup plusieurs centaines de tours-minute par seconde, du sas isophonique dont les portes s’ouvrent sèchement, des pas approchant de mon père, immense, et de la sensation de n’être qu’un lézard.
Je me rappelle du visage du futur président de la république apparaissant petit à petit à vingt heures précises, du poids des secondes, et que, jusqu’à la dernière bandelette j’ai voulu penser que tout n’était pas encore joué.
Je me rappelle du grattement aux chevilles procuré par nos courses interminables dans les champs, les chaussettes pleines de boules tenaces et urticantes.
Je me rappelle de la joie et de la frayeur qui m’ont envahi lorsque j’ai découvert les deux traits parfaitement alignés sur le test de grossesse.
Je me rappelle des plafonds démesurés de cet ancien hôpital réhabilité en école de musique, et des cris que j’avais encore l’impression d’entendre résonner entre les grappes réverbérées de flutes traversières.
Je me rappelle de ces cigarettes roulées caramélisées aux formes improbables dont je n’osais avaler la fumée.
Je me rappelle les phares qui découpaient l’obscurité, ma tête sur ton épaule, et l’impression d’être les gardiens du monde l’espace d’une nuit.
Je me rappelle de l’odeur de la moquette de cet escalier, des billes qui y rebondissent sans leur claquement agaçant, de cette rampe lustrée par les frottements, de mon impossibilité de m’empêcher le compte de ses marches à chaque trajet, alors qu’elles n’étaient et ne resteraient que dix-neuf jusqu’à la fin de l’aventure.
Je me rappelle des derniers mots de cet habitué ressemblant à un indien qui se plaignant d’une forte migraine n’avait même pas fini son café, et qu’on avait retrouvé chez lui en travers du couloir, mort.
Je me rappelle de cette rentrée des classes où nous étions arrivés par hasard avec les mêmes chaussures, et où personne n’avait voulu croire à cette coïncidence.
Je me rappelle de l’odeur chlorée de ce vestiaire, où la virilité était la première des valeurs.
Je me rappelle de ce trottoir complice qui faisait exactement la même hauteur que notre différence de taille et permettait à nos bouches de se rencontrer parfaitement.
Je me rappelle de l’excitation qui précédait nos répétitions hebdomadaires, et de cette parenthèse de liberté absolue pendant laquelle nous nous moquions de tout.
Je me rappelle de ces samedis matins où nous mangions du cervelas et buvions du vin rouge au petit-déjeuner avec les forains, fascinés par les mains gigantesques du poissonnier, pendant que nos camarades rejoignaient d’un pas pressé l’établissement scolaire.
Je me rappelle de cette satisfaction le jour où j’ai tiré ma première ligne du tableau électrique et qu’à l’enclenchement de l’interrupteur les ampoules se sont éclairées sans sourciller.
Je me rappelle que nous avions creusé un trou le plus profond possible pour trouver de l’eau, et que nous avions trouvé des vieilles cagettes, puis de la roche trop dure pour nos pelles en plastique.
Je me rappelle de la première fois où je suis parti tout seul en voiture.
Je me rappelle des lettres dans la soupe, et de ma victoire sempiternelle à écrire mon prénom avant le tien, qui comportait quasiment le double de lettres.
Je me rappelle de la fois où tu m’as dit au téléphone que je ne faisais pas parti du quotidien de ma fille.
Je me rappelle avoir vu le père-noël traverser le ciel dans son traineau à travers les persiennes, la même année où j’ai appris le secret de la grande trahison.
Je me rappelle de mes membres qui tremblaient et de ma tête qui tournait à la découverte progressive du corps féminin.
Je me rappelle de cette stupéfaction un après-midi chez ma voisine en réalisant que la robe de Casimir n’était pas grise mais orange.
Je me rappelle qu’après t’avoir lu ce texte, ta seule remarque fut de me dire qu’on ne disait pas « je me rappelle », mais « je me souviens ».

Je me rappelle de tout cela, et pourtant, impossible de me souvenir où j’ai garé cette satané voiture.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

c'est vraiment beau ...