vendredi 15 décembre 2023

Christian name Christian

Tu es entré dans ma vie par effraction. Et du coup moi dans la tienne. Vu les circonstances, nous n’étions pas faits pour nous entendre. On ne s’est jamais dit grand-chose, d’ailleurs. Et il est maintenant trop tard pour en parler. Et puis cela aurait gêné ta pudeur.              
Mais des choses, on en a fait. Et tu en as fait beaucoup pour moi, pour nous. Plus d’une fois tu as dû avaler ta salive, serrer les dents et fuir, craignant peut-être en me faisant remontrance que je te rétorque que tu n’avais rien à me dire car tu n’étais pas mon père. Je ne suis pas certain que cette classique et terrible phrase fut le genre de chose qui aurait pu sortir de ma bouche, mais sait-on jamais, tu as bien fait.       
      Tu t’es installé discrètement dans nos vies, d’où peut-être ta démarche chaloupée. Je me doute que ce n’est pas la place la plus facile à occuper, dans la tête d’un enfant de dix ans, celle du destructeur de famille. D’autant que l’autre semaine, je voyais, impuissant, mon père sombrer. J’ai grandi trop vite, l’histoire semblait trop simple pour qu’il y ait des méchants et des gentils. On dit comme ça « c’est la vie ». Ta délicatesse et le fait que mon père en veuille aux circonstances et non à ta personne ont aidé à la manœuvre.     
      Oui, on en a fait des choses. Avec toi, j’ai découvert la peinture, la perspective. J’aurais même pu me perfectionner en dessin à tes côtés si j’avais été un tant soit peu doué à la base. Mais je préférais regarder ta main, comme guidée par un pouvoir magique.     
The Needle and the damage done, qu’on jouait à la guitare, cette guitare qui restait souvent dans un coin, comme si tu évitais de trop toucher à ce domaine réservé à mon papa, avec qui j’apprenais dans le même temps mes premiers accords.              
Écouter la musique au taquet. Combien de fois t’ai-je surpris allongé sur la moquette, te croyant seul, la tête entre les enceintes, un microsillon sur la platine, à faire trembler les vitres..? À fort volume, la musique n’a plus rien à voir, on la prend dans la figure, elle nous emporte, on peut entendre la glotte, la respiration, le médiator sur la corde, le silence qui devient immense, la dynamique prend alors tout son sens. Chaque fois que la maison se vide et que je pousse le volume, j’y suis.              
Puis on a fabriqué un grand bassin rond avec du ciment et des pierres, agrémenté d’un moteur de machine à laver pour alimenter la fontaine en circuit fermé.  
Tu nous as fait découvrir le tir à l’arc, on visait un vieux matelas sur lequel on avait dessiné toutes sortes de cibles, on rigolait bien, sauf maman quand le voisin a rapporté une flèche en carbone qui avait traversé la clôture.             
On campait. On fabriquait des trucs avec nos laguioles.                
On a aussi monté des murs en parpaings en plein cagnard, coulé des piliers, de ce qui aurait dû être notre future maison. Tu faisais des calculs incompréhensibles bardés de symboles bizarre pour préparer le béton.    
On a démonté un moteur de voiture dont j’ai toujours une soupape qui trône sur une étagère, et une tête de piston qui sert de cendrier, dans lequel je n’écrase plus mes mégots, car moi aussi j’ai vieilli.
J’aurais aussi pu apprendre l’apnée et la plongée, le ski, l’escalade, si j’eus été moins trouillard. Mon frère s’est régalé pour moi.           
      Mais bon, on n’a jamais parlé, de tout ça, ni de rien d’autre d’ailleurs. Quand on discutait un peu, on regardait au loin pour pas être gênés. Et maintenant, il est trop tard. Tu vas partir en fumée, ce matin. Maintes fois j’ai pensé à te rendre visite, mais après tout ce temps, j’ai eu peur de troubler ton quotidien. Je m’en veux, même si c’est ridicule, car qu’aurais-je pu t’apporter..? Un peu de quiétude passagère, te rassurer sur ces jolies années traversées à tes côtés..? Cela n’aurait sûrement pas suffit à contrebalancer la dégueulasserie du monde, et le fait qu’il y a des personnes qui ne sont pas armées pour affronter l’incongruité de la vie. Tout nu contre une armée. Quand on dessine comme toi, ce doit être compliqué de se dire qu’à la mine de plomb certains préfèrent uniquement le plomb. Il est trop dur de traverser l’existence en gardant tout pour soi. Il faut que cela sorte ou ça nous emporte.
      Tu emporteras tout avec toi. Tes luttes, tes misères, et surtout ton savoir. C’est un gâchis monumental. C’est injuste. La seule chose qui me console, c’est de te savoir libéré de tes tracas.
Mais cela ne suffit pas.

     J’ai dû annoncer ta mort à mon père. Malgré ses excès et son âge supérieur, il t’aura survécu. Sache bien que loin de s’en réjouir, il était à la peine. Une partie de sa vie va aussi partir en fumée. Question de circonstances.