vendredi 28 octobre 2016

Les yeux collés



On y est, tout le monde avance d'un cran. Je n'ai plus qu'à jouer les deuxièmes lignes, ce qui me changera des seconds couteaux. Après avoir déjoué les pronostics depuis des lustres, les dix-huit pour cent de ton cœur encore actif auront rejoint les quatre-vingt deux autres évanouis. Te voilà enfin débarrassé de ta carcasse devenue prison. Ce n'est pas triste. Juste bizarre de se dire que tu n'existes plus. La mort, même si elle nous prive des gens n'est pas triste, tant qu'elle reste dans l'ordre des choses et qu'elle n'en devient pas intolérable. Non en vertu d'un après où de je ne sais quelle connerie pour vivant à rassurer, mais parce que moins nous refoulons l'idée de la mort et plus nous osons prendre le risque de vivre.
Alors oui, tout le monde avance d'un cran, on doit pas être bien sur ses guiboles papa, le nez au portillon. Je garde de vous, en dehors de mon patronyme, une sensibilité extrême dont l'époque ne raffole pas. Aucune époque d'ailleurs peut-être. Un homme doit être fort, et quand on est un homme, on ne pleure pas.
J'ai essuyé tes larmes cet été, les larmes d'un homme qui, réduit à l'état de chose, de tas de douleur et d'ennui face aux murs gris pâle était encore capable de donner la taille du calibre des coques, de s'émerveiller d'une anecdote, de s'inquiéter du sort de son prochain, et de raconter à mes enfants la légendaire histoire de ma première conjonctivite et de ma détresse devant mes yeux collés, avec laquelle tu m'as tant charrié tout au long de ma vie. Et qui m'a parfois tant mis en colère. Tu n'as encore pas pu t'empêcher. Alors que tu ne tenais même plus allongé.
Tu as réussi à pleurer de joie ce jour-là, et de tristesse devant la réalité de cette fin de vie sur laquelle nous n'avons aucun pouvoir, sur laquelle la volonté n'a aucune accroche. Le grand écart des larmes, l'ample sinusoïde des sentiments, à laquelle tant de nos contemporains sont allergiques ou hermétiques. Tu aurais aimé te dresser sur tes pattes pour venir à la pêche avec tes arrière-petits-enfants, leur montrer comment on appâte, même avec quatre doigts, mais hélas on ne peut lutter contre l'érosion des chairs et des os. J'ai senti au fond de toi tellement de choses remuer. Je leur montrerai va, j'ai piqué en héritage tes bouchons et tes cuillères qui brillent toujours autant.
Cette sensibilité, que j'ai tant voulu cacher, que j'ai si souvent tenté d'ensevelir en jouant à l'autre, qu'on a parfois tenté de m'arracher, je la garde à présent en moi et hors de moi comme un joyau précieux, elle fait partie de mon être, elle me défini, me correspond, m'accompagne, me sied.
Tu as décidé de partir en fumée, comme quoi on peut surprendre jusqu'au bout, ton sale caractère ne pouvait pas pourrir entre six planches. Je suis sûr qu'elle exhalera un peu les menthols que nous fumions au balcon quand il te plaisait de te remettre à ce vice pour un instant à la sortie d'un repas, juste pour m'accompagner, être jeune à nouveau, narguer la faucheuse. Comme autant de ces mégots que j'ai foulé du pied, ces blisters roulés en boule, ces filtres torturés, ces moments d'éternité où l'on est invincible. J'ai arrêté de fumer aussi tu sais, je vieillis.
Mais si je tiens le coup assez longtemps, je compte bien un de ces jours, l'ombre d'un instant, ravaler la fumée et les conseils stériles pour partager avec un de mes descendants quelques bouffées d'éternité. Papy, j'ai les yeux collés.