dimanche 17 septembre 2017

Des haillons d'argent...

Nous ne gagnerons jamais. Je le sais depuis le premier instant, depuis que tu m'as regardé comme un petit animal souffreteux Delphine, alors que je n'avais même pas la morvelle qui traçait ce petit sentier entre le nez et la bouche, ni les cheveux hirsutes, peut-être ce jour-la n'avais-je même pas non plus de pièces aux genoux. Pourtant j'ai compris que je ne boxais pas dans la même catégorie. Pas celle de l'envisageable. En fait j'aurais supporté de me sentir amoindri, preuve de mon existence, mais pas un ectoplasme, le néant, comme une petite mort mais avec le cœur qui bat très fort. Pourtant je ne vois pas ce que le magasin de chaussures de ta maman avait de plus que l'atelier de mon papa. Ah si, sa devanture, claire apparence. Je me suis souvent demandé pourquoi nous aussi on avait pas une grande vitrine comme ça. Peut-être que la poussière et la transpiration, ça se cache.
J'étais toujours juste derrière toi Delphine. Quand nous étions en rang deux par deux, quand tu jouais à l'élastique, quand nous levions le doigt, et surtout quand le maître rendait les compositions.
Second, toujours second, j'avais beau avoir vingt en dictée et en récitation, lors des comptes finaux tu finissais toujours le trimestre sur la première marche. Non que ce fut injuste, c'était une place bien méritée, peut-être mon goût pour la compétition était-il déjà proche du zéro pointé.
Un jour, j'ai essayé d'apparaitre dans ton champs de vision. J'ai osé t'adresser la parole. Au bout de trois ans de vie commune face du tableau noir, je t'ai demandé si tu pouvais m'aider à repasser Le Dormeur du Val, toi qui comprenait bien qu'on ne respire pas entre "haillon" et "argent". Il faut croire que si. Tu ne m'as même pas répondu.

J'ai compris Delphine. Je n'avais plus qu'une seule solution pour exister. Je suis désolé, je ne voulais pas te faire pleurer, je voulais juste que tu me regardes, au moins une seule fois comme ton égal, comme ces mensonges frappés sur le fronton de notre école. Alors oui, j'ai cravaché comme un fou, passé mes jours et mes nuits à faire valser les tables de multiplication dans les deux sens, à traquer ce traitre de COD, à ingurgiter les dates de nos tristes rois. Ce fut difficile car tu étais surdouée et brillante en tout et qu'il y avait toujours du bruit à la maison et de bonnes raisons pour aller jouer dehors, mais le trimestre suivant je t'ai volé ta place. Arrachée des mains. Tu étais détruite, rougie de pleurs et de haine, à toi la morvelle. Tu m'as bien vu ce jour là, même le visage caché dans tes mains, quand j'ai gravi l'estrade.


Je serais journaleux à Libé, je pourrais écrire que cette victoire à la Pyrrhus ne fut que de courte durée. Mais il me reste ma dignité. Alors j'écris ici, peut-être pour personne, seul, mais libre. La reconnaissance je la laisse sur le bas-côté, ce n'est pas elle qui me construit. Le chemin importe plus que le but. Je rends la presse des vendus à ce qu'elle mérite, la litière des chats.

Je n'ai pas réitéré l'exploit. Les efforts pour me maintenir en tête m'avaient trop coûté. Un costume flottant. J’avais été obligé de faire taire le chant des sirènes, bâillonner mes désirs et pulsions, de garder la tête dans le guidon et laisser défiler le paysage sans n'en rien croquer. L'impression de bâtir sa propre prison. Je savais maintenant que je pouvais le faire, cela m'était suffisant. J'en avais la possibilité, je ne valais pas moins qu'eux. J'avais plus de plaisir à feindre de ne pas voir que tu me copiais Paul, je n'ai jamais aimé cacher ma feuille avec mon coude, geste cruel, manque de fraternité détestable. Que cela m'enlevait-il..? Malheureusement, je subodorais que tu reprenais des pans de phrases entiers et que la supercherie serait découverte à la première ligne. Tes parents divorçaient, tu avais l'air déchiré en deux, tu sombrais, tu ne méritais pas ça plus qu'un autre. Je ne savais pas encore que l'année d'après ce serait mon tour pour le grand tiraillement. Tu sais, de toute façon, ceux qui ont les meilleures notes ne sont pas forcément ceux qui ont le plus travaillé. Ceux qui ont les plus grosses voitures non plus.

"Oui not' Monsieur, oui not' bon maître."


Non, nous ne gagnerons jamais. Le petit peuple a beau être le plus nombreux, il ne possède pas la culture suffisante et surtout la prétention nécessaire pour renverser la pyramide. Il n'a pas les dents assez longues et blanches. Quand il en a. Il n'a pas de conseillers en communication. De plan de carrière. Il ne voit pas plus loin que demain, il n'est pas organisé, ne se serre pas les coudes, et tout est fait pour que ça dure. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, quoiqu'on en dise, nous manquons d'arrogance.
Trois cent familles tiennent les rênes et les muselières. Ils sont riches, puissants, fiers, moralisateurs, tricheurs, mais couards. Ils vous disent que ce sont eux qui prennent les risques mais ce sont des poltrons, des pleutres. Le vrai risque, c'est de monter tous les jours sur un échafaudage, de braver la silicose, l'emphysème, le froid, le soleil, de rouler dans une voiture fatiguée, de manger des aliments toxiques, d'être mal soigné, et non de perdre de l'argent. Tout ça sans la gloire. Tout ça en baissant la tête, en tenant son rang. "Oh, ça, ce n'est pas pour nous", disait-il. Tout dans la génuflexion, tout dans les lombaires.

"La vérité n'est pas du côté du plus grand nombre, effectivement, parce qu'on ne veut pas qu'elle y soit. Le jour ou le plus grand nombre sera à même, par sa culture et ses connaissances, de choisir lui-même sa vérité, il y a peu de chance pour qu'il se trompe." Boris Vian.

Alors oui, nous ne gagnerons jamais, mais nous avons pu lire dans vos yeux l'effroi, et cela est déjà gigantesquement jouissif, en soi une petite victoire. Cette peur panique est sûrement moins grande que celle de ne savoir comment nourrir ses enfants ou payer son loyer, mais de vous voir imaginer perdre vos résidences tertiaires, vos domestiques, vos voitures allemandes, votre pouvoir d'achat, votre catégorie, votre condescendance, et vous envisager nettoyer vous-mêmes vos fumures, sans blasons, c'est un peu voir la buée sur tes lunettes Delphine. Alors que comme pour ta première place, nous ne l'envions pas forcément. Juste un peu de pudeur, et de partage.
N'oubliez jamais qu'ils ne sont pas plus intelligents que vous, pas plus trimeurs, pas plus courageux. Tout le monde peut monter sur le podium, si tant est que cela puisse quelque peu intéressant. Vous n'avez pas à rougir ou à regarder vos pompes, relevez la tête bordel, l'intelligence n'est pas que le savoir et l'éducation, elle est aussi ce que l'on veut en faire..! Ne pas avoir de Rolex, pensez bien que c'est parfois aussi un choix, seuls les plus abjectes pantomimes pensent qu'un poignet nu est synonyme d'échec, alors qu'on peut simplement trouver cela grotesque, inutile et laid.



Avez-vous vu la peur perler leur front quand ils serrent les dents pour nous prouver leur grande témérité..? Ils cherchent à vous impressionner, roquets de basse-cour, afin d'être bien sûr que vous ne viendrez pas lorgner dans leur gamelle. Ils vous culpabiliseront, vous piétineront, vous humilieront, tenteront de faire de vous des sous-hommes. Ils vous tyranniseront, vous agresseront jusqu'à ce que vous craquiez, que vous mordiez la main au lieu de la lécher, et cela fera de vous un dangereux individu..! Ils vous feront profondément entrer dans le crâne que la violence c'est un col de chemise déchiré, pas un bélier dans une porte à six heures du matin devant les gosses. Ni leurs mensonges étalés en devanture, ni leurs revirements spectaculaires..! Ni leur arrangements en catimini, ni la manière qu'ils ont de dresser le petit contre le tout petit..! Vous êtes coincés..! Ce sont eux qui décident pour vous..! Écoutez-les réciter leur catéchisme, si le pays va mal, c'est parce que vous ne faites pas d'effort, salauds de pauvres..!!

"On veut que tu sois faux dans le secret des urnes,
ou bien que tu sois vrai dans la fosse commune."
Eiffel.

Alors attention, si vous ne voulez pas être cloué au pilori, pas de vagues, ne débordez jamais du coloriage. A vous il ne sera jamais rien pardonné, surtout pas un mot plus haut que l'autre, le couteau dans le dos ça passe, pas la grande gueule..! Tout est déjà tracé..! Quelle époque formidable..! Écrivez donc une chanson sur la mort d'un torero encorné et vous choquerez l'assistance : comment, quelle outrecuidance, mais cet homme avait une famille, comment peut-on se moquer de ça..! Vite, le CSA..! Ce qui choque, c'est le geste, pas le fait. La torture tauromachique reste une tradition, l’encornement d'un grotesque danseur à paillettes un drame national..! Tentez-le autour de vous, vous verrez, la moindre tentative d'insoumission à l'ordre établi, si stupide, injuste et jupitérien soit-il vous attirera les foudres des conservateurs de tout poil. Vous vous ferez traiter de facho, de collabo, de dictateur... Ils louent la liberté en vous exhumant des catastrophes historiques réécrites par les vainqueurs ou d'autres prophétiques car ils savent qu'elles leur laissent le champ libre pour vous mettre un tour de vis. Tu n'es pas content, tu as vu ce qu'il se passe ailleurs..!? Le genre de raisonnement implacable, tu as une jambe cassée, te plains pas ça pourrait être les deux..!!
Ils ont trop peur que le moindre grain de sable enraye leur machine, leur don annuel aux restos du cœur suffit pour leur conscience, ensuite pour la moralité il existe plein de périphrases longues comme le bras pour s'en acheter une...


Je ne me suis jamais battu pour ma pomme. Je ne suis pas fanatique de la nature ou des animaux, mais je ne supporte pas l'idée que l'on soit en train de démolir tout ceci pour quelques profits privés, à grands coups de mensonges sur papier glacé.
Je suis un petit blanc hétéro comme on dit, qui n'a jamais eu à souffrir de la faim, et j'ai un patronyme à jouer dans le corniaud. Pourtant j'ai pris des coups, des risques, fait des choix qui ont remis en cause mon confort, mon futur, tout ça pour un idéal, pour une philosophie de vie, et pour mener cette vie en adéquation avec mes convictions. Je n'ai de leçons à recevoir de personne.
Je n'aurai peut-être jamais de costard, non parce que je suis un fainéant, mais parce que je n'ai pas envie de ressembler à un pingouin. Ni de chaussures cirées pour affronter les ouragans évanouis. Et surtout, golden boy d’opérette, maquignon de supermarché, sache que je n'ai aucun complexe d'infériorité. Je suis bien où je suis, je ne me fais pas aveugler par les phares de vos célébrités fortuites, je ne t'envie pas en secret, j'aimerais juste qu'une fois la honte empourpre ton visage. Juste une fois. Regarde-toi. La jeunesse n'est pas une vertu, être bien-né non plus. Alors continue à lécher tes amis, bien dans les plis, ces quelque-chose qui ne trainent certainement pas dans les gares grâce à leurs jets privés. Quand à moi, je vais regarder s'écrouler les pans de ce modèle tant célébré, et reprendre ma sarbacane pour souffler vers l'azur et les aéroplanes.
Nous n'avons rien, donc rien à perdre.
Tu me trouves cynique, extrême..? Ce n'est pas moi qui ai commencé.

mercredi 13 septembre 2017

Le Goéland


- Je comprends pas.

- Tu comprends pas quoi ?
- Ce qu'elle t'apporte.

- Rien.
- Comment ça rien ?
- Non, rien.
- Ben alors, ça rime à quoi ?
- Elle m'apporte rien, elle m'enlève des choses.
- C'est la meilleure tiens !

- Oui, elle m'enlève mes soucis, elle m'enlève le poids des ans, la misère, la famine, la peur de la mort, et toutes ces saloperies de questions existentielles qui te rongent jusqu'à l'os, voilà ce qu'elle m'enlève, je suis tout léger tu comprends, je suis un goéland, un putain de goéland..!